48 ans, Journaliste et Femme de Ménage
Publié : 14 sept. 2010 02:03
AVS, Femme de ménage, Agent de propreté, quelle différence ? A vous lire sur ce forum on croirait que les conditions de travail de certaines d’entre vous ressemblent à celles de beaucoup de femmes de ménage, à savoir :
- Le manque de considération, voire le mépris et les humiliations
- Le non respect du droit du travail, l’exploitation à outrance
- Les horaires élastiques, tôt le matin, tard le soir, travail les week-ends et jours fériés
- Le temps partiel subi, la précarité, la flexibilité… le salaire souvent inférieur à 700 € mensuel… mais l’obligation d’avoir une automobile en état de rouler et un abonnement téléphonique pour pouvoir être joint à tout moment…
- Les nombreux déplacements et les temps de déplacement important, mal ou pas rémunérés ni indemnisés
- Les douleurs physiques, la fatigue nerveuse
- La solitude, la peur du lendemain
- …
Le parallèle entre les conditions de travail, telles que dénoncées par plusieurs d’entre vous - et celles des femmes de ménage est saisissant. Je retrouve à travers vos témoignages de nombreuses similitudes avec les constatations que relate Florence Aubenas dans son best-seller « LE QUAI DE OUISTREHAM » ou « MOI, FLORENCE AUBENAS, 48 ANS, FEMME DE MENAGE ».
Pour rappel, Florence Aubenas est journaliste au Nouvel Observateur. Elle est surtout connue pour avoir été retenue 5 mois comme otage en Irak, en 2005.
En 2009 elle a décidé de se lancer dans un projet fou : six mois d'immersion dans la peau d'une travailleuse précaire, femme de ménage, à Caen, une ville frappée par la crise (comme partout ailleurs).
Février 2009, à son arrivée dans la cité normande, Florence se dégotte une chambre meublée à 348 €, se bricole un CV avec le bac pour seul bagage et s'invente une histoire : celle d'une femme au foyer de 48 ans récemment plaquée par son homme, sans expérience, sans enfant à charge, disponible jours nuits et week-ends. Elle garde son nom. Et c'est seulement les cheveux teints en blond et attachés, les lunettes sur le nez, qu'elle écume les boîtes d'intérim et pousse la porte de Pôle Emploi, le passage obligé des chômeurs. Elle s'y rend régulièrement, pour éplucher les petites annonces, rencontrer son conseiller, mettre son dossier à jour… Personne ne reconnait la journaliste. Dans son livre, Florence raconte le "calme soucieux" qui règne dans ce grand hall de l’ANPE où rien n'invite à s'attarder, les sempiternelles files d'attente, la lassitude des conseillers, pris en tenaille entre la directive de faire du chiffre et la réalité du marché de l'emploi. La journaliste sait que les CDI sont rares, voire inexistants, elle sait qu'on peut se faire virer du jour au lendemain mais n'empêche, elle reste persuadée de décrocher un travail rapidement. D'ailleurs à la conseillère, elle affirme, la bouche en cœur, être "prête à tout".
PREMIERE SURPRISE, "quand je disais « je suis prête à tout faire », je me suis entendue dire : "mais comme tout le monde madame".
DEUXIEME SURPRISE : la difficulté à trouver, non un inaccessible travail à temps plein, mais juste "des heures" de travail (qui n'atteignent jamais 35 heures).
TROISIEME SURPRISE : "tout le monde est touché". Dans l'univers des précaires, on trouve des retraités à la pension insuffisante, des jeunes qui sortent de l'école, des mères de famille ...
Florence coure les agences d’intérim, les forums pour l’emploi, écume les petites annonces, fait des stages. Elle est prête à tout, travailler jours et nuits, dimanches et jours fériés compris. Mais tous les demandeurs d’emploi le sont. Elle accepte les conditions de travail pénibles, les horaires aberrants, tout. Mais tous sont comme elle. Et le travail manque. Au Pôle Emploi qu’elle fréquente assidument, on fait « du chiffre », le demandeur d’emploi est un « client », il existe mille et une manière de maquiller les chiffres réels du chômage. Elle-même, sans qualification, plus de 45 ans, célibataire sans enfant est « dans la zone de Haut Risque Statistique ».
ÉNORME DÉCONVENUE, il n’y a rien pour elle. Rien. Elle n'y avait même pas songé. Florence Aubenas découvre les ravages et l'étendue d’une crise qui ne cesse de gagner du terrain. La néo-demandeuse d'emploi se glisse dans la France des invisibles qui s'enfoncent dans une précarité désespérée. Traverse des friches abandonnées, côtoie des ombres qui tentent de conserver un peu de dignité. Subit des rebuffades, des vexations qu'elle doit encaisser sans un mot.
On lui propose par exemple un CDD de 2 jours pour 2 heures de travail au total. Ou encore un contrat pour participer « à une tournée événementielle d’envergure nationale » consistant à distribuer des échantillons de déodorant dans une rue piétonne. Florence est recalée au motif qu’il faut être jolie et avoir moins de 25 ans. Le recruteur lui dira : «Vous avez plus de 25 ans ? Alors pourquoi vous me faites perdre mon temps ? Et à quoi vous ressemblez ? Regardez-vous !».
L'employé d'une agence d'intérim résume sa situation ainsi : «Madame, vous êtes plutôt le fond de la casserole».
L'estomac qu'il faut pour avaler ces humiliations à répétition ! Tout accepter, tout prendre pour survivre.
Alors florence accepte un stage bidon et suit les conseils du sous-traitant de Pôle Emploi qui, faute de mieux, lui propose une formation «d’agent de propreté». On la met sur des rails : devenir femme de ménage dans un secteur en pleine expansion. C’est l’avenir, paraît-il, pour les gens comme elle, non qualifiés. Un avenir tout provisoire, car le secteur est en pleine restructuration, «un cycle de formation des métiers de la propreté se met en place, avec un bac spécialisé, peut-être même un troisième cycle. « DANS UN AN OU DEUX, LES ENTREPRISES NE PRENDRONT PLUS QUE DES FEMMES DE MÉNAGE DIPLÔMÉES »…
Florence effectue donc la formation qualifiante d’agent de nettoyage et obtient l’appréciation suivante à la fin du stage: « maniement du balai humide et de la monobrosse : un peu en dessous du niveau attendu » mais « bonne volonté ».
A l’occasion de la remise du certificat de fin de stage, le patron d’une grosse entreprise locale de nettoyage (où Florence réussit à figurer dans la liste des personnels disponibles partout, par tous temps et à tout moment), dira : «Les femmes veulent toutes faire du nettoyage, mais elles ne comprennent pas qu’il ne suffit pas d’en avoir envie pour y arriver. La plupart décrochent très vite. Croyez-le si vous voulez : on a du mal à recruter» !
Son certificat de femme de ménage en poche, Florence enchaîne des cdd misérables qui ne lui permettront jamais de dépasser un salaire mensuel de 700 €. Elle partage son temps entre le nettoyage de bureaux, tôt le matin, celui des bungalows d’un camping dans la journée, et le ferry de Ouistreham, le soir.
Elle cherche « des heures », parcourt le département, au volant d’une vieille Fiat pourrie, vert bouteille, moteur Diesel 1992, à laquelle elle dédie son livre « Le quai de Ouistreham ». Car il est impossible de travailler sans posséder un véhicule. Un des paradoxes du demandeur d’emploi. Pas un rond, pas de qualification, mais il doit pouvoir se déplacer en voiture. Quitte à dormir dedans. Et avoir un téléphone.
Situations dramatiquement kafkaïennes, humour noir, Florence raconte par exemple la scène suivante dont elle a été le témoin : « A l’accueil de l’entreprise de nettoyage, un type qui transpire excessivement est en train de protester :
- Je sais que je n’ai pas rendez-vous, mais je voudrais juste vous demander de supprimer mon numéro de téléphone sur mon dossier. J’ai peur qu’un employeur se décourage, s’il essaye d’appeler et que ça ne répond pas.
- Pourquoi ? (…)
- Il ne marche plus.
- Qu’est-ce qui ne marche plus ?
- Mon téléphone.
- Pourquoi il ne marche plus ?
- On me l’a coupé pour des raisons économiques.
- Mais vous ne pouvez pas venir comme ça. Il faut un rendez-vous.
- Bon, on va se calmer. Je recommence tout : je voudrais un rendez-vous, s’il vous plaît, madame.
La jeune femme blonde de l’accueil qui paraît sincèrement ennuyée lui dit :
- Je suis désolée, monsieur, on ne peut plus fixer de rendez-vous en direct. Ce n’est pas de notre faute, ce sont les nouvelles mesures, nous sommes obligées de les appliquer. Essayez de nous comprendre. Désormais, les rendez-vous ne se prennent plus que par téléphone.
- Mais je n’ai plus le téléphoneʺ ».
SIC.
Devenue femme de ménage, incognito, Florence Aubenas n'attire aucun soupçon. Elle trime comme les autres, ne la ramène jamais, devient littéralement invisible aux yeux de tous, s'efforce toujours de trouver une solution pour gagner une misère. Elle décroche des heures de ménages auprès de sociétés qui n’hésitent pas à vendre des contrats d’une heure pour des travaux qui en nécessitent le triple. Peu importe de toute façon, elle sera payée pareil; et si elle quitte le travail sans avoir terminé elle sait qu’il sera inutile de revenir le lendemain....
Florence accepte même des missions de nettoyage à bord du ferry pour l’Angleterre, à Ouistreham, lieu de travail considéré comme le pire du coin. Le ferry. L’enfer. Trois minutes pour nettoyer un cabinet de toilettes, du sol au plafond, WC et douche, changer les savons, les serviettes, le PQ, puis la cabine, les draps… à trois agents dans une toute petite surface… un ballet infernal. Puis passer à la suivante. Une heure intensive, à la limite du supportable. Et des mois à récurer ainsi, à toute berzingue et sous la férule avilissante de gardes-chiourmes chargés de faire respecter les cadences infernales.
Après plusieurs heures de ce régime, les femmes ressortent percluses de douleurs, avec une fatigue de plomb qui les laisse hagardes, affamées, mais elles courent déjà vers un autre chantier, jonglent avec les petits boulots de raccroc, à la limite de leurs forces. Tant qu'elles peuvent.
«AUJOURD’HUI, ON NE TROUVE PAS DE TRAVAIL, ON TROUVE DES HEURES », constate Florence Aubenas. Refuser une proposition, fût-ce la plus minime, la plus indigne, c'est se condamner à être rayé des listes, à ne plus rien se voir «offrir». Les annonces fondent; les candidatures affluent. Décrocher un CDI de 35 h c’est quasi impossible mathématiquement. 20 h, c’est le maximum humainement supportable quand on passe d’un lieu à nettoyer à un autre lieu à nettoyer aussi, avec le transport, les rallonges horaires non payées, la fatigue, les douleurs musculaires, les conditions de travail. La seule règle en vigueur est de se faire exploiter en fermant sa gueule, au nom de la sacro-sainte «concurrence» entre travailleurs précaires.
- Mme Tourlaville, une collègue du camping lui a dit : «Si tu refuses une fois, tu es foutue, disparue, à la trappe. La boîte ne te rappelle jamais. Il y en a plein qui attendent derrière nous ».
- Mélissa, une collègue du ferry qui se décrit comme « exécutive woman » dit : «Plus on nous fait travailler, plus on se sent de la merde. Plus on se sent de la merde, plus on se laisse écraser».
…
Comment la célèbre journaliste Florence Aubenas a-t-elle fait pour tenir et pour ne pas être reconnue ? Grand reporter en 2005 en Irak pour le journal Libération, elle fut capturée et prisonnière pendant cinq mois. Cinq mois où sa photo circulait dans nombre de manifestations de soutien, était diffusée chaque jour à la télévision, affichée sur les frontons des mairies de France. Cinq mois au terme desquels elle devint une otage «célèbre», comme d’autres l’ont été avant et après elle (dont aujourd’hui en Afghanistan). Pas la célébrité façon Lady Di, mais tout de même quelqu’un qui, croit-on, ne peut plus passer inaperçu.
Preuve est faite que si, car à part avoir éclairci ses cheveux naturellement châtains et gardé ses lunettes sur le nez, elle n’a même pas changé son nom.
Preuve est faite surtout que, comme le lui a prédit Victoria, une agent de nettoyage retraitée et forte en gueule, rencontrée à Caen : «TU VERRAS, QUAND TU SERAS FEMME DE MÉNAGE TU SERAS INVISIBLE ».
Et c’est bien ainsi que les choses se déroulent. Un soir, alors que Florence passe l’aspirateur dans une salle où vient de se tenir une réunion, seule une secrétaire traine dans les lieux, « une petite souris affairée, remuant des papiers par saccades », quand un homme surgit d’une pièce voisine pour se précipiter sur elle. Il souffle : "Enfin, nous sommes seuls." ! Florence n’est pourtant pas cachée, au contraire, elle se trouve à quelques mètres d’eux, en train de passer l’aspirateur avec fracas […]. Et ils ne l’entendent pas, ne la voient pas. « Je n’étais plus pour eux qu’un simple prolongement de l’aspirateur» écrit-elle…
Florence Aubenas a mis six mois pour comprendre, de l’intérieur, ce que le mot «crise» signifie pour ceux qui en paient le prix le plus lourd : les travailleurs précaires. Ceux qui passent par la case «Pôle Emploi» où les chômeurs doivent remplir deux conditions pour ne pas chuter SDF : être disponibles à toute heure du jour et de la nuit, dimanches et jours fériés, et dire qu’ils sont prêts à accepter n’importe quel boulot.
Florence Aubenas a fait l’expérience de ces nouveaux métiers qui sont l’esclavage des temps modernes. Il y a tellement de demandeurs d’emplois que certains patrons abusent. Les employés, tellement heureux d’avoir trouvé du travail n’osent même pas demander leur du. Les syndicats, tellement faible ne peuvent rien contre ces injustices…. Pour ces femmes exploitées par des patrons sans états d’âme, abandonnées des syndicats, un CDI d’agent d’entretien dans une administration ou de caissière en supermarché est devenu un rêve totalement inaccessible.
Florence a débusqué ces zones de non-droit, ces arrangements avec le code du travail.
Des exemples concrets de ce « grand n’importe quoi » ?
- Une heure de travail pour deux heures de route.
- Trois heures de travail payés pour cinq heures de travail effectif.
- La non reconnaissance de la compétence, et le mépris en prime !
« Les filles », comme s'appellent entre elles les femmes de ménage, sont une population corvéable à merci, vulnérable à l'excès, usée jusqu'à la corde. Pour autant, ce monde transparent ne se plaint jamais. Malgré la dureté des situations décrites, faites d'isolement et d'épuisement, le récit de Florence Aubenas est plein de vie, d'humour même. Les portraits qu'elle brosse de ses compagnons d'infortune sont extrêmement touchants, jamais misérabilistes. Il y a Françoise à la grosse voix rassurante de cow-boy, Philippe le gentil dragueur qui aime se balader à Intermarché, la touchante Marilou... Et la journaliste n'a pas son pareil pour leur donner la parole sans jamais les juger : retranscrire les moments de rigolade, de fraternité et de solidarité. Bref, redonner un peu de visibilité à un monde invisible.
(Le quai de Ouistreham, Editions de l'Olivier, 270 pp, 19 euros).
Qu'en pensez-vous ?
- Le manque de considération, voire le mépris et les humiliations
- Le non respect du droit du travail, l’exploitation à outrance
- Les horaires élastiques, tôt le matin, tard le soir, travail les week-ends et jours fériés
- Le temps partiel subi, la précarité, la flexibilité… le salaire souvent inférieur à 700 € mensuel… mais l’obligation d’avoir une automobile en état de rouler et un abonnement téléphonique pour pouvoir être joint à tout moment…
- Les nombreux déplacements et les temps de déplacement important, mal ou pas rémunérés ni indemnisés
- Les douleurs physiques, la fatigue nerveuse
- La solitude, la peur du lendemain
- …
Le parallèle entre les conditions de travail, telles que dénoncées par plusieurs d’entre vous - et celles des femmes de ménage est saisissant. Je retrouve à travers vos témoignages de nombreuses similitudes avec les constatations que relate Florence Aubenas dans son best-seller « LE QUAI DE OUISTREHAM » ou « MOI, FLORENCE AUBENAS, 48 ANS, FEMME DE MENAGE ».
Pour rappel, Florence Aubenas est journaliste au Nouvel Observateur. Elle est surtout connue pour avoir été retenue 5 mois comme otage en Irak, en 2005.
En 2009 elle a décidé de se lancer dans un projet fou : six mois d'immersion dans la peau d'une travailleuse précaire, femme de ménage, à Caen, une ville frappée par la crise (comme partout ailleurs).
Février 2009, à son arrivée dans la cité normande, Florence se dégotte une chambre meublée à 348 €, se bricole un CV avec le bac pour seul bagage et s'invente une histoire : celle d'une femme au foyer de 48 ans récemment plaquée par son homme, sans expérience, sans enfant à charge, disponible jours nuits et week-ends. Elle garde son nom. Et c'est seulement les cheveux teints en blond et attachés, les lunettes sur le nez, qu'elle écume les boîtes d'intérim et pousse la porte de Pôle Emploi, le passage obligé des chômeurs. Elle s'y rend régulièrement, pour éplucher les petites annonces, rencontrer son conseiller, mettre son dossier à jour… Personne ne reconnait la journaliste. Dans son livre, Florence raconte le "calme soucieux" qui règne dans ce grand hall de l’ANPE où rien n'invite à s'attarder, les sempiternelles files d'attente, la lassitude des conseillers, pris en tenaille entre la directive de faire du chiffre et la réalité du marché de l'emploi. La journaliste sait que les CDI sont rares, voire inexistants, elle sait qu'on peut se faire virer du jour au lendemain mais n'empêche, elle reste persuadée de décrocher un travail rapidement. D'ailleurs à la conseillère, elle affirme, la bouche en cœur, être "prête à tout".
PREMIERE SURPRISE, "quand je disais « je suis prête à tout faire », je me suis entendue dire : "mais comme tout le monde madame".
DEUXIEME SURPRISE : la difficulté à trouver, non un inaccessible travail à temps plein, mais juste "des heures" de travail (qui n'atteignent jamais 35 heures).
TROISIEME SURPRISE : "tout le monde est touché". Dans l'univers des précaires, on trouve des retraités à la pension insuffisante, des jeunes qui sortent de l'école, des mères de famille ...
Florence coure les agences d’intérim, les forums pour l’emploi, écume les petites annonces, fait des stages. Elle est prête à tout, travailler jours et nuits, dimanches et jours fériés compris. Mais tous les demandeurs d’emploi le sont. Elle accepte les conditions de travail pénibles, les horaires aberrants, tout. Mais tous sont comme elle. Et le travail manque. Au Pôle Emploi qu’elle fréquente assidument, on fait « du chiffre », le demandeur d’emploi est un « client », il existe mille et une manière de maquiller les chiffres réels du chômage. Elle-même, sans qualification, plus de 45 ans, célibataire sans enfant est « dans la zone de Haut Risque Statistique ».
ÉNORME DÉCONVENUE, il n’y a rien pour elle. Rien. Elle n'y avait même pas songé. Florence Aubenas découvre les ravages et l'étendue d’une crise qui ne cesse de gagner du terrain. La néo-demandeuse d'emploi se glisse dans la France des invisibles qui s'enfoncent dans une précarité désespérée. Traverse des friches abandonnées, côtoie des ombres qui tentent de conserver un peu de dignité. Subit des rebuffades, des vexations qu'elle doit encaisser sans un mot.
On lui propose par exemple un CDD de 2 jours pour 2 heures de travail au total. Ou encore un contrat pour participer « à une tournée événementielle d’envergure nationale » consistant à distribuer des échantillons de déodorant dans une rue piétonne. Florence est recalée au motif qu’il faut être jolie et avoir moins de 25 ans. Le recruteur lui dira : «Vous avez plus de 25 ans ? Alors pourquoi vous me faites perdre mon temps ? Et à quoi vous ressemblez ? Regardez-vous !».
L'employé d'une agence d'intérim résume sa situation ainsi : «Madame, vous êtes plutôt le fond de la casserole».
L'estomac qu'il faut pour avaler ces humiliations à répétition ! Tout accepter, tout prendre pour survivre.
Alors florence accepte un stage bidon et suit les conseils du sous-traitant de Pôle Emploi qui, faute de mieux, lui propose une formation «d’agent de propreté». On la met sur des rails : devenir femme de ménage dans un secteur en pleine expansion. C’est l’avenir, paraît-il, pour les gens comme elle, non qualifiés. Un avenir tout provisoire, car le secteur est en pleine restructuration, «un cycle de formation des métiers de la propreté se met en place, avec un bac spécialisé, peut-être même un troisième cycle. « DANS UN AN OU DEUX, LES ENTREPRISES NE PRENDRONT PLUS QUE DES FEMMES DE MÉNAGE DIPLÔMÉES »…
Florence effectue donc la formation qualifiante d’agent de nettoyage et obtient l’appréciation suivante à la fin du stage: « maniement du balai humide et de la monobrosse : un peu en dessous du niveau attendu » mais « bonne volonté ».
A l’occasion de la remise du certificat de fin de stage, le patron d’une grosse entreprise locale de nettoyage (où Florence réussit à figurer dans la liste des personnels disponibles partout, par tous temps et à tout moment), dira : «Les femmes veulent toutes faire du nettoyage, mais elles ne comprennent pas qu’il ne suffit pas d’en avoir envie pour y arriver. La plupart décrochent très vite. Croyez-le si vous voulez : on a du mal à recruter» !
Son certificat de femme de ménage en poche, Florence enchaîne des cdd misérables qui ne lui permettront jamais de dépasser un salaire mensuel de 700 €. Elle partage son temps entre le nettoyage de bureaux, tôt le matin, celui des bungalows d’un camping dans la journée, et le ferry de Ouistreham, le soir.
Elle cherche « des heures », parcourt le département, au volant d’une vieille Fiat pourrie, vert bouteille, moteur Diesel 1992, à laquelle elle dédie son livre « Le quai de Ouistreham ». Car il est impossible de travailler sans posséder un véhicule. Un des paradoxes du demandeur d’emploi. Pas un rond, pas de qualification, mais il doit pouvoir se déplacer en voiture. Quitte à dormir dedans. Et avoir un téléphone.
Situations dramatiquement kafkaïennes, humour noir, Florence raconte par exemple la scène suivante dont elle a été le témoin : « A l’accueil de l’entreprise de nettoyage, un type qui transpire excessivement est en train de protester :
- Je sais que je n’ai pas rendez-vous, mais je voudrais juste vous demander de supprimer mon numéro de téléphone sur mon dossier. J’ai peur qu’un employeur se décourage, s’il essaye d’appeler et que ça ne répond pas.
- Pourquoi ? (…)
- Il ne marche plus.
- Qu’est-ce qui ne marche plus ?
- Mon téléphone.
- Pourquoi il ne marche plus ?
- On me l’a coupé pour des raisons économiques.
- Mais vous ne pouvez pas venir comme ça. Il faut un rendez-vous.
- Bon, on va se calmer. Je recommence tout : je voudrais un rendez-vous, s’il vous plaît, madame.
La jeune femme blonde de l’accueil qui paraît sincèrement ennuyée lui dit :
- Je suis désolée, monsieur, on ne peut plus fixer de rendez-vous en direct. Ce n’est pas de notre faute, ce sont les nouvelles mesures, nous sommes obligées de les appliquer. Essayez de nous comprendre. Désormais, les rendez-vous ne se prennent plus que par téléphone.
- Mais je n’ai plus le téléphoneʺ ».
SIC.
Devenue femme de ménage, incognito, Florence Aubenas n'attire aucun soupçon. Elle trime comme les autres, ne la ramène jamais, devient littéralement invisible aux yeux de tous, s'efforce toujours de trouver une solution pour gagner une misère. Elle décroche des heures de ménages auprès de sociétés qui n’hésitent pas à vendre des contrats d’une heure pour des travaux qui en nécessitent le triple. Peu importe de toute façon, elle sera payée pareil; et si elle quitte le travail sans avoir terminé elle sait qu’il sera inutile de revenir le lendemain....
Florence accepte même des missions de nettoyage à bord du ferry pour l’Angleterre, à Ouistreham, lieu de travail considéré comme le pire du coin. Le ferry. L’enfer. Trois minutes pour nettoyer un cabinet de toilettes, du sol au plafond, WC et douche, changer les savons, les serviettes, le PQ, puis la cabine, les draps… à trois agents dans une toute petite surface… un ballet infernal. Puis passer à la suivante. Une heure intensive, à la limite du supportable. Et des mois à récurer ainsi, à toute berzingue et sous la férule avilissante de gardes-chiourmes chargés de faire respecter les cadences infernales.
Après plusieurs heures de ce régime, les femmes ressortent percluses de douleurs, avec une fatigue de plomb qui les laisse hagardes, affamées, mais elles courent déjà vers un autre chantier, jonglent avec les petits boulots de raccroc, à la limite de leurs forces. Tant qu'elles peuvent.
«AUJOURD’HUI, ON NE TROUVE PAS DE TRAVAIL, ON TROUVE DES HEURES », constate Florence Aubenas. Refuser une proposition, fût-ce la plus minime, la plus indigne, c'est se condamner à être rayé des listes, à ne plus rien se voir «offrir». Les annonces fondent; les candidatures affluent. Décrocher un CDI de 35 h c’est quasi impossible mathématiquement. 20 h, c’est le maximum humainement supportable quand on passe d’un lieu à nettoyer à un autre lieu à nettoyer aussi, avec le transport, les rallonges horaires non payées, la fatigue, les douleurs musculaires, les conditions de travail. La seule règle en vigueur est de se faire exploiter en fermant sa gueule, au nom de la sacro-sainte «concurrence» entre travailleurs précaires.
- Mme Tourlaville, une collègue du camping lui a dit : «Si tu refuses une fois, tu es foutue, disparue, à la trappe. La boîte ne te rappelle jamais. Il y en a plein qui attendent derrière nous ».
- Mélissa, une collègue du ferry qui se décrit comme « exécutive woman » dit : «Plus on nous fait travailler, plus on se sent de la merde. Plus on se sent de la merde, plus on se laisse écraser».
…
Comment la célèbre journaliste Florence Aubenas a-t-elle fait pour tenir et pour ne pas être reconnue ? Grand reporter en 2005 en Irak pour le journal Libération, elle fut capturée et prisonnière pendant cinq mois. Cinq mois où sa photo circulait dans nombre de manifestations de soutien, était diffusée chaque jour à la télévision, affichée sur les frontons des mairies de France. Cinq mois au terme desquels elle devint une otage «célèbre», comme d’autres l’ont été avant et après elle (dont aujourd’hui en Afghanistan). Pas la célébrité façon Lady Di, mais tout de même quelqu’un qui, croit-on, ne peut plus passer inaperçu.
Preuve est faite que si, car à part avoir éclairci ses cheveux naturellement châtains et gardé ses lunettes sur le nez, elle n’a même pas changé son nom.
Preuve est faite surtout que, comme le lui a prédit Victoria, une agent de nettoyage retraitée et forte en gueule, rencontrée à Caen : «TU VERRAS, QUAND TU SERAS FEMME DE MÉNAGE TU SERAS INVISIBLE ».
Et c’est bien ainsi que les choses se déroulent. Un soir, alors que Florence passe l’aspirateur dans une salle où vient de se tenir une réunion, seule une secrétaire traine dans les lieux, « une petite souris affairée, remuant des papiers par saccades », quand un homme surgit d’une pièce voisine pour se précipiter sur elle. Il souffle : "Enfin, nous sommes seuls." ! Florence n’est pourtant pas cachée, au contraire, elle se trouve à quelques mètres d’eux, en train de passer l’aspirateur avec fracas […]. Et ils ne l’entendent pas, ne la voient pas. « Je n’étais plus pour eux qu’un simple prolongement de l’aspirateur» écrit-elle…
Florence Aubenas a mis six mois pour comprendre, de l’intérieur, ce que le mot «crise» signifie pour ceux qui en paient le prix le plus lourd : les travailleurs précaires. Ceux qui passent par la case «Pôle Emploi» où les chômeurs doivent remplir deux conditions pour ne pas chuter SDF : être disponibles à toute heure du jour et de la nuit, dimanches et jours fériés, et dire qu’ils sont prêts à accepter n’importe quel boulot.
Florence Aubenas a fait l’expérience de ces nouveaux métiers qui sont l’esclavage des temps modernes. Il y a tellement de demandeurs d’emplois que certains patrons abusent. Les employés, tellement heureux d’avoir trouvé du travail n’osent même pas demander leur du. Les syndicats, tellement faible ne peuvent rien contre ces injustices…. Pour ces femmes exploitées par des patrons sans états d’âme, abandonnées des syndicats, un CDI d’agent d’entretien dans une administration ou de caissière en supermarché est devenu un rêve totalement inaccessible.
Florence a débusqué ces zones de non-droit, ces arrangements avec le code du travail.
Des exemples concrets de ce « grand n’importe quoi » ?
- Une heure de travail pour deux heures de route.
- Trois heures de travail payés pour cinq heures de travail effectif.
- La non reconnaissance de la compétence, et le mépris en prime !
« Les filles », comme s'appellent entre elles les femmes de ménage, sont une population corvéable à merci, vulnérable à l'excès, usée jusqu'à la corde. Pour autant, ce monde transparent ne se plaint jamais. Malgré la dureté des situations décrites, faites d'isolement et d'épuisement, le récit de Florence Aubenas est plein de vie, d'humour même. Les portraits qu'elle brosse de ses compagnons d'infortune sont extrêmement touchants, jamais misérabilistes. Il y a Françoise à la grosse voix rassurante de cow-boy, Philippe le gentil dragueur qui aime se balader à Intermarché, la touchante Marilou... Et la journaliste n'a pas son pareil pour leur donner la parole sans jamais les juger : retranscrire les moments de rigolade, de fraternité et de solidarité. Bref, redonner un peu de visibilité à un monde invisible.
(Le quai de Ouistreham, Editions de l'Olivier, 270 pp, 19 euros).
Qu'en pensez-vous ?