Pour être notifié de nouveaux messages, entrer dans un forum puis cliquer sur "S'abonner au forum" (+ infos)

Sur le concept de « chalandisation »

La communauté des travailleurs sociaux se retrouvent sur Les forums du Social depuis plus de 20 ans pour échanger sur les concours, le métier, le diplôme, la formation, la sélection, le salaire, la carrière, les débouchés, la profession, etc.
jv

Sur le concept de « chalandisation »

Message non lu par jv » 28 juin 2010 19:42

Sur le concept de « chalandisation »

Le terme de « chalandisation » apparaît sous la plume de Michel Chauvière dans son ouvrage Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, publié en 2007 (La Découverte). La chalandisation, c’est la marchandisation discrète et insidieuse, en cours de réalisation, qui vient transformer en profondeur le terrain du social. C’est surtout la prépondérance de l’idéologie managériale et (néo)libérale qui normalise davantage les modes de fonctionnement, modifie le langage et enferme la pensée dans la raison instrumentale et opérationnelle, formate les consciences et les comportements. Tout cela dans un mouvement de rationalisation (« modernisation »), de recherche d’efficience et de gains de productivité, en faisant fi de tout ce qui n’est pas quantifiable ou qui se réfère explicitement à des valeurs. Ce terme cerne bien un phénomène général qui fait disparaître l’institution derrière les logiques organisationnelles et pousse toute organisation vers la forme typique de l’entreprise capitaliste. Les organismes publics, para-publics et associatifs sont concernés. C’est exactement ce qu’en dit Chauvière dans un article qui explique ce concept :

« Partout, il faut désormais « moderniser », c’est-à-dire rationaliser les organisations, à tout le moins afficher publiquement sa qualité et ses performances, être bien « achalandé », comme s’il s’agissait d’un simple marché public de services. Ce que nous appelons la « chalandisation » (Chauvière, 2007) est un processus général qui intègre tous ces différents changements et permet d’en comprendre la cohérence d’ensemble ainsi que l’impact sur la substance même de l’action sociale. La chalandisation prépare la possibilité de la marchandisation du social, mais n’est pas la marchandisation réalisée. Elle promeut, par exemple, le passage d’une privatisation associative adossée à l’État et partageant ses valeurs d’action publique (privatisation de type 1) à une privatisation lucrative dans les segments les plus solvables et à une gestion quasi marchande pour tout le reste (privatisation de type 2) » (Michel Chauvière « Qu'est-ce que la « chalandisation » ? », Informations sociales 2/2009 (n° 152), p.128).

Mais si la chalandisation dévoile ce qui se passe actuellement et depuis déjà pas mal d’années, ce terme ne saisit pas les tendances lourdes de marchandisation et de bureaucratisation dans leur complexité et comme fondement des sociétés capitalistes et dites « modernes » (post-15ème siècle) – qui par certains côtés s’unifient pour donner une seule civilisation globale avec des singularités et des formes moins intégrées ou cherchant à s’en démarquer.

La bureaucratisation, c’est l’organisation qui se dégrade en modes de fonctionnement et où se multiplient les règles et procédures. Un bon exemple est tous les rapports écrits et les évaluations chronophages qui ont fait dire à un éducateur interviewé : « on ne fait plus que de la paperasse ! ». Mais dans un sens macrosocial, c’est la hiérarchie et la séparation en rôles et fonctions, le pouvoir coercitif, l’administration totalisante de l’existence qui dépossède de l’expérience brute de la vie et provoque une opacité de la vie quotidienne.

La marchandisation, c’est l’extension du domaine de l’économie où tout est échangeable sur un marché et la tendance à la transformation de tous les rapports sociaux en échanges marchands pris dans le système capitaliste. Les rapports sociaux ne sont plus véritablement des relations humaines (au sens du latin relatio, récit, histoire commune), mais un contact minimal et intéressé. Dans une relation utilitaire-marchande, s’il y a besoin d’autrui – il est donc moyen –, nous pouvons ne rien partager avec lui ; il n’est pas question de rencontre. C’est le règne de la séparation, d’autant plus avec la compétition économique qui sous-tend l’ordre de la marchandise, le capitalisme. Et puisque la marchandisation ne découle pas seulement de grands processus extérieurs, mais joue directement sur l’individu, et se joue dans l’individu, elle renforce aussi l’opacité de la vie. L’économie fragmente et (sur)médiatise l’existence. Elle nous priverait ainsi de notre action comme mouvement interne qui nous permet de nous approprier le monde qui nous entoure, de cette expérience originelle fondamentale.

Bureaucratisation et marchandisation, processus fondamentaux qui réalisent le capitalisme progressivement (même si une bureaucratie et en tout cas un système complexe de pouvoir était déjà existant bien avant le capitalisme), ne sont pas épuisés dans le concept de chalandisation. Ce dernier ne recouvre que leur dernière forme jointe : l’idéologie managériale diffusée dans toutes les organisations et dans tous les aspects de la vie (même les chômeurs sont enjoints à devenir leur propre auto-entrepreneur). Or, de même que la seule critique du (néo)libéralisme ne permet pas de saisir le capitalisme et la profondeur de ses restructurations en cours, en rester au terme de chalandisation est prendre des risques : d’une mystification positive des anciennes réalités des organisations touchées aujourd’hui par le management, de s’en tenir à une histoire courte et de rater les processus de long terme qui dévoilent l’essence des sociétés contemporaines. Un autre concept reste à trouver pour parler de bureaucratisation – marchandisation dans son sens le plus complexe, à la fois la fusion de ces deux tendances, leur permanence et le rôle historique qu’elles ont dans la réalisation du capitalisme en tant que mécanisme social (porté par des acteurs).

Mais chalandisation a justement le mérite de mettre en évidence la domination croissante du paradigme managérial dans l’ensemble des organisations et notamment dans le monde associatif. Or, ce paradigme est une fusion contemporaine de processus de bureaucratisation et de marchandisation, et vient administrer la vie quotidienne jusqu’aux consciences tout en produisant des inégalités. Il s’impose d’autant plus largement qu’il porte et repose sur une représentation du monde et de l’humain poussant à la réalisation de soi à travers la concurrence économique, la course à la productivité et au progrès économique et technique. C’est à travers cela la raison instrumentale qui continue de devenir toujours plus prépondérante. Pour autant, le paradigme ne fonctionne que peu par une adhésion consciente et volontaire, mais plutôt comme un moindre mal ou plus encore comme une fatalité. Il est donc tout à fait probable que bureaucratisation – marchandisation des groupes humains soit un mécanisme social, accentué dans le capitalisme (on pourrait dire que ce dernier repose dessus), mais peut-être même inhérent dès qu’il y a groupe quelque peu pérenne. Ce qui n’en fait pas un mécanisme nécessaire. Mais pour éviter ces dérives et les effets pervers qu’elles entraînent ou auxquelles elles participent (affaiblissement de la démocratie, renforcement des inégalités, dégradations de l’environnement, angoisse diffuse et violences multiples), il est primordial de trouver des gardes-fous, d’inventer des manières de s’en protéger. De la même manière qu’on ne détruit pas le pouvoir, mais on ne peut que s’en prémunir, on ne peut pas détruire les sentiments et comportements humains sur lequel le capitalisme s’est construit…

culio

Re: Sur le concept de « chalandisation »

Message non lu par culio » 13 juin 2012 20:06

Merci bien pour ce post!!

Il semble que ce terme n’intéresse pas grand monde.... En tout cas, moi qui me posait la question de savoir ce que ça revêtait exactement, ce post m'est bien utile.

Répondre